Ode au recommencement
Je reviens, je suis là,
seul dans l’étroit périmètre du jour avec l’averse & le brusque soleil,
avec la fixité des choses qui me regardent
je
rentre dans mes gestes, dans les images de mes yeux, ma voix retrouve des
paroles connues, je ne suis de nouveau que ce peu d’espace et de temps qui s’appelle
un corps
le
monde autour reprend sa forme rassurante, haut & bas, droite & gauche,
proche & lointain, d’autres corps, d’autres vies, d’autres oublis
j’écoute
dans ma voix revenir la voix de ma mère, de mon père, que j’entends toujours
sous les voix,
j’entends
ma langue dans ma bouche, celle qui articule & celle qui fait sens & je
suis de nouveau chez moi
pendant
ce temps le paysage s’en va, des champs, des chemins, des nuages, des bois, la
vie est ce paysage qui défile devant moi
ou
est-ce moi qui défile, ou les deux ensemble, & quel mouvement nous emporte
pour que tout perde soudain cette stabilité rassurante qui fait le monde
&
si je reviens encore, c’est dans une impermanence où je me perds, je me défais,
diastole
systole,
ici, ailleurs, ce qui parle ne m’attend pas — ne m’entend pas, je crie,
attends, attends, je suis comme je peux, je me ressemble, je règle mon souffle
mais
rien n’y fait, c’est une course immobile où je ne rattrape que du passé, cette
gare, ce buffet, cette odeur de café, c’était quand au juste
cette
chaleur de juin, une rue, des jardins, je mets mes pas dans mes pas, mes gestes
dans mes gestes, le présent étincelle & sombre
comme
l’écume à la pointe de la vague, dans ce visage, cette voix, il y a toutes les
voix, tous les visages, l’infini de cet instant, alors je dis
mais
quand, mais où, & qui suis-je, qui es-tu, l’après-midi est tous les après-midi,
il monte vers son éclat & peu à peu descend
tout se dédouble, la haie, l’angle des murs, ma main, tout s’abandonne dans son ombre & c’est la nuit
Je
me suis tu, mais ça revient, ce fouillis des images que je ne sais pas nommer
j’entends
la même voix très loin, elle murmure en silence, je m’arrête, j’essaye de la
reconnaître
je
tâche de trouver la force de la suivre car ce qu’elle m’offre c’est un vide où
plus rien ne soutient
que
le même mouvement qui la porte, une confusion, une solitude terrible & sa
nausée, & comment dire cela
magmas,
chaos, enfin cette chose de bords, de lisières qui cherche à prendre corps, à
devenir parole
qui
m’ouvre la bouche quand je n’ai rien à dire & fait de ce rien un
miroitement d’images où chaque fois je suis perdu
où
je recommence, où je reviens, & qui je, qui, dans le brouhaha du jour,
quelqu’un dit
c’est
la vie, mais la vie ne se ressemble plus, les cheminées continuent à cracher,
les égouts à baver, & qui peut connaître son vrai visage
si
elle en a cent, dix mille, si elle les a tous, si elle n’en a aucun
je
vois le vieil homme, sa main tremble au moment où de tout son amour il presse
la gâchette, avale la boite de cachets ou se laisse
tomber
vers la rue qui lui saute au visage & je répète c’est la vie, car seule la
vie peut vouloir se détruire pour que dure l’éclair
certains
jours, les couleurs te submergent, le ciel est le bleu d’un cristal sans fond,
l’herbe d’un vert luisant, la montagne plus rose dans le froid
un
feu s’allume dans chaque objet, montre, carreau, lunettes, tasse, un
brasillement minuscule
qui
te fait signe, t’appelle & c’est pour répondre que tu écris, pour tracer le
diagramme de l’espace & là, leur rendre cette densité clignotante où tu te
reconnais
ta
main se tend, touche l’acier, la pierre, touche le bois, le papier, le tissu,
touche la tiédeur de la peau, la fraîcheur de l’eau, touche l’air & son
vide
touche
ce qu’elle ne sait pas qu’elle touche, & parfois ton corps ne se reconnaît
plus, tu marches ou tu flottes, tu n’en sais rien
le
champ est une étincelle, tu traverses des bouquets d’odeurs, tu vois, immobile,
le jour qui tourne sur son axe, tu vas entrer, tu entres
mais
c’est, sans crier gare, la pente des heures, l’à-pic du désespoir, les paroles
sans écho, les doigts qui tremblent sur leur solitude
tout
autour de toi s’effrite, c’est le petit bruit d’insecte de l’usure tandis que
tu frottes entre pouce & index un fil de laine ou un peu de poudre tu ne
sais même plus de quoi
tu
entends tomber la poussière, sa neige grise & invisible sur tes cheveux,
tes yeux, ta peau, tes mains
tu
regardes en face ce qui jamais ne te regarde mais te traverse, t’oblitère, t’efface
aucun nom ne lui convient, aucune image, & qui parle quand ma bouche n’est qu’un souffle venu de nulle part, une buée dans l’air soudain plus obscur
Comment
dire alors je reviens, sans je pour revenir, et pourtant, oui, je reviens, la
voix parle toujours, & que dit-elle
que
dit-elle, c’est pour savoir que je reviens, pour habiter sa vibration à peine,
la mettre sur ma langue
l’articuler
et croire que c’est moi qui parle quand tout en moi se fait oubli, ennui,
mutisme
quand
tout m’abandonne, me laisse debout, comme l’autre à me coiffer, me boutonner, à
compter pertes & profits
à
fixer ce visage dans la glace que je ne reconnais pas, & lui, me reconnaît-il
&
qui saura poser un nom sur cette ombre fuyante, arrêter un instant cette chute à
la renverse, avec le tournoiement des choses, l’arrêt sur image de ce qui n’a
jamais d’image
demain
et hier sont devenus interchangeables, autrefois j’entendais leurs rumeurs
distinctes, je voyais leurs lumières opposées
mais
dans l’aujourd’hui sans limites ni contours plus rien ne m’apparaît qu’une
brume & ses ombres mouvantes
&
mes bras, mes jambes bougent toujours plus lentement, mes oreilles sifflent,
les parfums me désertent, des mouches glissent sur les images, des grappes d’humeur
translucide montent, descendent
le
monde s’éloigne, je m’éloigne & comment dire alors que je reviens, car je
reviens mais sans revenir puisque ça n’est pas moi
quelqu’un
s’obstine, c’est lui qui revient, il a des petits matins rouges, des fruits, un
corps de mots qui m’emporte
un
parallélépipède éblouissant touche ma main & un instant j’écris sur la lumière
j’écris
ce que je ne sais pas écrire, les mots en feu & la coulée de lave d’une
phrase illisible
&
si la voix s’est remise à parler est-ce parce que je reviens
je
l’entends & je ne l’entends pas, ce qu’elle dit ressemble aux paroles étouffées,
intermittentes écoutées derrière une porte
mais
les quelques bribes entendues sont comme un levain, le texte se gonfle, se dore,
craque, je l’offre tout chaud à qui en veut
mais
personne pour le goûter, en faire sa propre substance, je le regarde devant moi
toujours plus froid, plus sec, je croque une miette
ma
boulangerie ne fait plus son beurre, je vais fermer &, pourtant, je
reviens, je ris, je ne compte plus sur mes doigts
ce
sont mes doigts qui comptent, clavier, touches, boutons, les chiffres s’affichent
sur l’écran, aditions, soustractions
un
de plus un de moins, disait-il, s’essuyant les lèvres, repliant sa serviette, comme
satisfait d’une constatation pourtant désespérante, mange bien tu ne sais pas
qui te mangeras
&
il ne croyait pas si bien dire, lui sur qui la mâchoire s’est refermée, j’entends
encore son rire
puis
d’autres rires, d’autres voix, puis le silence qui demeure & là, de son
attente de poussière c’est mon père que je vois revenir
il
revient, ses lèvres bougent, mais je n’entends pas ses mots, il sourit même, de
loin, & il se penche
mais
vers quoi, je ne sais pas le dire, peut-être vers un objet né de l’habileté de
ses doigts ou vers une page
peut-être
calcule-t-il, écrit-il lui aussi dans l’étrange lumière, à la fois vive &
douce, d’un présent qui est celui de la mémoire
&
ce sont les souvenirs, le jardinet, l’allée, la pièce obscure, son odeur, tabac
& limaille de fer, où luisent de sombres mécaniques
j’entends
le fracas des battants, le sifflement du sabre, je vois le bras articulé aller,
venir, & le fil blanc de la navette courir vers le tambour où s’enroule l’étoffe
quel
est mon âge, dix ans ? douze ? trente-deux ? Soixante-cinq ?
aucun & tous à la fois
ici
& là-bas se confondent, je suis dans l’oubli de la mémoire, dans ses brumes
mouvantes, sa confusion bruissante
des
images flottent, se dispersent, se referment comme à la surface d’un fleuve fuyant
parfois
l’une me reconnaît & je suis là, dans un parc, dans une chambre, dans une
auto, dans les branches d’un arbre, devant un lavabo, sur des genoux, devant la
mer, dans un escalier, un avion, sous les draps ou la pluie, sous le soleil,
entre des bras
je n’y suis plus, je suis partout, comme le vent qui s’infiltre & ne cesse de secouer ombres & feuillages, comme s’il voulait tout effacer, ne laisser que l’éclat vif d’un ciel lisse où tracer ses phrases de lumière
Mais
je reviens, j’essaye de retrouver ce point où soudain tout se tiendrait en équilibre,
où la montagne, le genou, le cri, le froissement d’un journal, le silence &
la lumière orange des pétales devant moi, ne seraient qu’un seul éclat
comme
si toute une vie n’avait eu d’autre but que d’atteindre la cime d’un instant
parfait tout en sachant très bien qu’elle ne l’atteindrait jamais puisque nous
ne vivons que de sa combustion
&
que croyant saisir nous lâchons, nous dévalons la pente & le jour est déjà
la nuit & la nuit le jour
puisque
nous sommes tous nos visages & nous n’en sommes aucun, emportés, bousculés
par le torrent silencieux qui nous traverse
Nous
ouvrons les mains, la bouche, mais au lieu d’y entrer il en sort comme un sang
translucide & c’est nous qui le perdons
la
nuit me fixe d’une seule lumière piquée sur la fenêtre, & c’est comme si,
en même temps, elle chuchotait à voix très basse & que dit-elle
j’écoute
sa bouche froide, j’entre dans le noir de sa substance
quelqu’un
s’il approchait ne verrait rien d’autre sous la lampe qu’une tête inclinée qui
peu à peu s’estompe
Une
buée sur la vitre, & plus rien qu’une place vide, une attente d’objets, un
espace circulaire d’où suinte l’obscur
qui
disait que le lieu le plus sombre est sous la lampe, que l’ombre s’engendre de
la lumière
un
souffle se règle sur mon souffle, comme si quelqu’un lisait sur mon épaule les
mots qui se rassemblent
une
autre main bouge dans ma main, mon écriture s’enfonce dans l’obscur & je ne
vois plus les lignes que je trace, je ne fais que suivre le mouvement
j’avance
à tâtons dans un désert à travers ses dunes noires & les seules traces que
laissent mes pas ressemblent à des mots
&
comment faire pour me relire, je m’arrête, la nuit autour est un poing qui se
serre, la bouche souffle, tout se disperse & je reviens,
mais
est-ce bien moi, est-ce moi ce jour sur la fenêtre, le cuivre tendre & son
tremblé de feuilles
moi,
ce présent & cet oubli, ces fragments éclatés d’un passé sans images
est-ce
la mémoire qui parle ou, dans la mémoire, cet instant qui persiste & chaque
fois refait le jour
avec
l’aigre d’un cri &, au milieu du désordre des objets, l’éclair qui revient
le
dieu minuscule de la voix & c’est pourquoi, sans doute, est-elle méconnaissable
comme
est méconnaissable le matin dans ses mots &, même si tu la reconnais, la
lumière levée pour la première fois qui te regarde
&
c’est sur la vitre la merveille des couleurs, la cime grise, les taches rouges,
les blancs, les roses, l’exclamation du jaune le vert en flaques, les traînées
mauves, le bleu comme une haleine & toutes les choses suspendues dans l’attente
d’un nom,
le
geste me prend, la phrase s’ouvre & les accueille, je dis village,
collines, nuages, je recommence
je
dis sapins, tuiles, bouleaux, je dis horizon et montagnes, épervier tournoyant,
feuille qui vibre, je dis rideaux, photos, ciseaux, je dis que je ne sais pas
dire ce qui se tient là
au
bord d’être dit et qu’une fois encore je manque
&
c’est ce manque qui me poursuit & qui revient, ce vide aimanté dans les
mots qui me prononcent & qui m’oublient
j’écoute
un voyage de syllabes, sans mes yeux je vois le couchant & la nuit &,
dans leur violence soudaine, la douleur & le cri
je
me perds dans des chambres sales aux matelas empilés sur le sol, au vieil évier
cassé, taché de jaune, une nausée me prend mais tout réclame d’être dit
l’amoncellement
des carcasses rouillées, les bennes, les marteaux-pilons, les lacs noirs, l’éblouissement
de la banquise, la dérive éparpillée des glaces, l’ennui d’une petite rue entre
deux et quatre
l’instant
du colibri, les prudences du tapir, la rafale du condor, l’anaconda
inextricable, ses boues & ses fumées
le
tonnerre des troupeaux, les camions en files éblouissantes, le nuage à ras de
terre d’un jour gris de novembre
&
tout ce que tu voudrais dire mais que refuse ta parole, maffias et corruption,
le sang éclaboussé, les corps coulés dans le béton, les hurlements, tu sais,
que tu ne veux plus entendre
au
nom du Père, du Fils, le Saint Esprit a mis les voiles, y’a trois choses dans
la vie, disait-il, gros pélican goitreux au jeunot bien poli, la bouffe, le cul
& les affaires
tout
un programme en passe d’être réalisé, & sans aucun complexe, & au plus
haut niveau