Quelque chose
Tout semble se taire et parler de quelque chose d’autre
d’une voix hésitante, une langue qui manque encore.
Bo Carpelan
Plus je vais, moins je sais. Le corollaire est aussi vrai : plus je sais, moins je vais. La poésie n’est pas de l’ordre du savoir mais de l’aller, du mouvement — du passage.
La poésie ? Je ne l’ai jamais rencontrée. Elle n’est ni cette belle dame éthérée, ni cette effusion ou émotion vague avec quoi on la confond souvent. Ce vague qu’on prend pour elle, comme disait Valéry. Par contre, ce que j’ai rencontré, ce sont des textes — des poèmes, au sens large. C’est pourquoi je dirais avec Machado que « la poésie c’est quelque chose de ce que font les poètes ». De ce qu’ils font. Non pas une essence mais un faire. « Devant le papier, l’artiste se fait », écrivait aussi Mallarmé. Un acte de langage qui est indissolublement un acte de vie.
Cet acte, on le retrouve dans tout texte véritable. Tout autant que dans un poème au sens courant du terme, dans tout roman, toute pièce de théâtre , tout essai même, où cette force le langage et de vie est à l’œuvre. La différence, simplement, vient du fait que, dans l’écriture romanesque ou théâtrale, cet acte est occulté par les éléments narratifs ou dramatiques : récit, personnages, intrigue, etc. Alors que, dans le poème, il apparaît à nu. Mais, dans les deux cas, c’est ce même acte où, chaque fois, plus que dans le sens des mots, c’est dans leur force que se trame le texte. Une force, donc, qui n’est pas dans les mots mais entre eux ou sous eux. « L’air ou chant sous le texte », disait encore Mallarmé. Dans ce mouvement physique qui les organise et leur donne cette configuration singulière, qui fait que tout se tient et que le passé est encore, et le futur est déjà — dans le présent : un rythme. Lequel induit un autre temps que le temps linéaire de tous les jours. Une bulle où tout est là, à la fois : ce que vous savez et, surtout, ce que vous ne savez pas, qui survient et vous parle. Au double sens du silence d’une voix que vous entendez et qui, en même temps vous fait parler. Duras dit que c’est une nuit. Qu’écrire c’est la nuit. Une autre manière d’évoquer cette dépossession et ce phénomène d’a-chronie. Un hors temps dans le temps. Soudain, entre ces mots, dans leur flux imprévisible. Et le monde ne se ressemble plus. Les limites s’estompent. La réalité perd ses contours rassurants. Dedans et dehors n’ont plus de sens. C’est une seule même coulée, de lumière ou de noir, peu importe. Un seul événement. L’apparition de ce qui aussitôt disparaît, mais (se) dépose ici, sur la page. Une trace, moins, un miroitement, un vide. Quelque chose.
C’est ce quelque chose que j’appelle poème. Et, encore une fois, peu importe s’il ne ressemble pas à ce qu’on désigne couramment par ce nom. Peu importe que j’appelle « poème » Absalon, Absalon de Faulkner, Molloy de Beckett ou Le Ravissement de Lol V. Stein de Duras aussi bien que L’Homme approximatif de Tzara, Pierre de soleil de Paz ou Le Chef-d’œuvre sans queue ni tête de Ritsos, pour ne citer, un peu au hasard, que quelques titres qui me sont chers. C’est qu’à chaque fois passe, dans le langage, quelque chose qui est plus que le langage, mais ne peut advenir que par lui. L’immense et l’infime. La perte de tout repère. Une ligne de fuite. Un sans limites d’où naissent toutes les limites, toutes les formes, tous les visages et qui s’y résorbent.
Dans la mesure où il est porté par cette force et, en même temps, la porte, tout poème, au sens large, est ce débordement qui fait signe vers ce qui vient, nous traverse, nous abandonne. C’est pourquoi son langage est proprement in-sensé . Langage d’une continuité corps-monde, il est en deçà ou au-delà des significations instituées. Non pas fermeture d’une illisibilité (qui n’est que le produit d’une attente déçue, donc d’un sens déjà connu et établi) mais ouverture d’un accueil à ce qui ne cesse de se faire et qui n’a pas de nom. Langage-force, langage éclat, langage-chaos, langage-vie, langage sans objet, langage-sujet ... Chaque fois le monde — la réalité — s’engloutit et recommence — nous recommence. Dans la stupeur de l’inaccessible réel.
Texte paru dans la revue N4728 n°17, janvier 2010