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Lumière des jours
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29 janvier 2010

Quelque chose

Tout semble se taire et parler de quelque chose d’autre
d’une voix hésitante, une langue qui manque encore.
Bo Carpelan

    Plus je vais, moins je sais. Le corollaire est aussi vrai : plus je sais, moins je vais. La poésie n’est pas de l’ordre du savoir mais de l’aller, du mouvement — du passage.
    La poésie ? Je ne l’ai jamais rencontrée. Elle n’est ni cette belle dame éthérée, ni cette effusion ou émotion vague avec quoi on la confond souvent. Ce vague qu’on prend pour elle, comme disait Valéry. Par contre, ce que j’ai rencontré, ce sont des textes — des poèmes, au sens large. C’est pourquoi je dirais avec Machado que « la poésie c’est quelque chose de ce que font les poètes ». De ce qu’ils font. Non pas une essence mais un faire. « Devant le papier, l’artiste se fait », écrivait aussi Mallarmé. Un acte de langage qui est indissolublement un acte de vie.
    Cet acte, on le retrouve dans tout texte véritable. Tout autant que dans un poème au sens courant du terme, dans tout roman, toute pièce de théâtre , tout essai même, où cette force le langage et de vie est à l’œuvre. La différence, simplement, vient du fait que, dans l’écriture romanesque ou théâtrale, cet acte est occulté par les éléments narratifs ou dramatiques : récit, personnages, intrigue, etc. Alors que, dans le poème, il apparaît à nu. Mais, dans les deux cas, c’est ce même acte où, chaque fois, plus que dans le sens des mots, c’est dans leur force que se trame le texte. Une force, donc, qui n’est pas dans les mots mais entre eux ou sous eux. « L’air ou chant sous le texte », disait encore Mallarmé. Dans ce mouvement physique qui les organise et leur donne cette configuration singulière, qui fait que tout se tient et que le passé est encore, et le futur est déjà — dans le présent : un rythme. Lequel induit un autre temps que le temps linéaire de tous les jours. Une bulle où tout est là, à la fois : ce que vous savez et, surtout, ce que vous ne savez pas, qui survient et vous parle. Au double sens du silence d’une voix que vous entendez et qui, en même temps vous fait parler. Duras dit que c’est une nuit. Qu’écrire c’est la nuit. Une autre manière d’évoquer cette dépossession et ce phénomène d’a-chronie. Un hors temps dans le temps. Soudain, entre ces mots, dans leur flux imprévisible. Et le monde ne se ressemble plus. Les limites s’estompent. La réalité perd ses contours rassurants. Dedans et dehors n’ont plus de sens. C’est une seule même coulée, de lumière ou de noir, peu importe. Un seul événement. L’apparition de ce qui aussitôt disparaît, mais (se) dépose ici, sur la page. Une trace, moins, un miroitement, un vide. Quelque chose.
    C’est ce quelque chose que j’appelle poème. Et, encore une fois, peu importe s’il ne ressemble pas à ce qu’on désigne couramment par ce nom. Peu importe que j’appelle « poème » Absalon, Absalon de Faulkner, Molloy de Beckett ou Le Ravissement de Lol V. Stein de Duras aussi bien que L’Homme approximatif de Tzara, Pierre de soleil de Paz ou Le Chef-d’œuvre sans queue ni tête de Ritsos, pour ne citer, un peu au hasard, que quelques titres qui me sont chers. C’est qu’à chaque fois passe, dans le langage, quelque chose qui est plus que le langage, mais ne peut advenir que par lui. L’immense et l’infime. La perte de tout repère. Une ligne de fuite. Un sans limites d’où naissent toutes les limites, toutes les formes, tous les visages et qui s’y résorbent.      
    Dans la mesure où il est porté par cette force et, en même temps, la porte, tout poème, au sens large, est ce débordement qui fait signe vers ce qui vient, nous traverse, nous abandonne. C’est pourquoi son langage est proprement in-sensé . Langage d’une continuité corps-monde, il est en deçà ou au-delà des significations instituées. Non pas fermeture d’une illisibilité (qui n’est que le produit d’une attente déçue, donc d’un sens déjà connu et établi) mais ouverture d’un accueil à ce qui ne cesse de se faire et qui n’a pas de nom. Langage-force, langage éclat, langage-chaos, langage-vie, langage sans objet, langage-sujet ... Chaque fois le monde — la réalité — s’engloutit et recommence — nous recommence. Dans la stupeur de l’inaccessible réel.

Texte paru dans la revue N4728 n°17, janvier 2010

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Commentaires
R
Cher Jacques,<br /> <br /> Votre philosophie de la poésie et plus généralement de la littérature ressemble énormément à celle de Valère Novarina, telle qu'il l'expose par exemple dans "Lumières du corps". Deux endroits de l'article ci-dessus qui me le font particulièrement dire : "Une force, donc, qui n’est pas dans les mots mais entre eux ou sous eux" ; "C’est qu’à chaque fois passe, dans le langage, quelque chose qui est plus que le langage, mais ne peut advenir que par lui."<br /> <br /> Je suis certes d'accord que la poésie en soi n'est pas de l'ordre du savoir mais du mouvement de l'âme (pourquoi ne pas utiliser le mot ?), cependant, je crois aussi que quand l'âme se meut selon un axe donné par le repère des mots, il en surgit une certaine sorte de savoir, non pas forcément propre à être modélisé ou clairement formulé ou matériellement prouvé, mais apparaissant sous forme d'images, par exemple, dont la poésie a le pressentiment, et qui contient certainement une idée vraie, quoiqu'elle puisse rester mystérieuse. Mais elle peut aussi ne pas le rester, et je ne rejetterais pas, par exemple, la poésie de Victor Hugo, je ne la dirais pas non poétique. Dans l'Antiquité, il existait aussi une forme de poésie didactique. Même dans ce cas, la poésie n'est pas anodine, n'est pas un simple ornement : elle a un vrai effet sur le savoir exprimé. C'est du moins mon avis.<br /> <br /> Merci pour le beau récital de vendredi dernier, quoi qu'il en soit.
M
La poésie est l'accueil de ce qui ne cesse de se faire et de ce qui se fera et qui n’a pas de nom, encore. Notre monde s'y engloutit et recommence, nous recommence, dans la stupeur.<br /> <br /> "L'éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus.<br /> C'est également avec l'éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur e n l e v e r l e u r c h a n c e d'entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n'avions pas prévu, mais les préparer d'avance à la tâche de renouveler un monde commun."<br /> <br /> Hannah ARENDT<br /> La crise de l'éducation(p 250 à 252)<br /> dans "La crise de la culture", Folio, (1991)
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