Critique du rythme
Dans le massif
imposant de l'œuvre d'Henri Meschonnic, un livre occupe une place
centrale, au sens où tous les titres précédents y conduisent et tous
ceux qui suivent en sont le prolongement. Je veux parler de Critique du rythme.
Publié il y a vingt-cinq ans, en 1982, aboutissement d'un travail d'une
dizaine d'années où la pratique du poème et de la traduction sont
indissociables d'une réflexion théorique qui est une remise en question
radicale des idéologies littéraires et philosophiques régnantes, il
est la pierre de touche de l'une des pensée les plus novatrices de la
fin du XXè siècle, tant du point du vue de la littérature (de la
poésie) que de la philosophie et plus généralement de l'anthropologie.
C'est pourquoi il faut y revenir aujourd'hui dans la mesure où cette
pensée, apparemment assimilée par les critiques et les écrivains --
quand elle n'est pas purement et simplement rejetée ou ignorée --, est
plus souvent caricaturée ou déformée que véritablement comprise.
Livre
important, donc. Non seulement par son volume -- 732 pages serrées, où
l'ampleur de l'information ne traverse pas moins de sept langues ––,
que parce qu'il aborde de front le problème fondamental de toute
esthétique et, en particulier, de l'écriture littéraire: celui du
rythme. "Le rythme c'est l'homme", écrit quelque part Meschonnic,
paraphrasant une formule célèbre. Banalité apparente qu'il lui faut
défendre d'un bout à l'autre du livre tant les théories et les
poétiques qui dépendent de ce qu'il appelle la "métaphysique du signe"
sont prégnantes "La critique du rythme est une critique du dualisme du
signe et de son primat d'un rationalisme binaire". Critique déjà
développée dans cette vaste entreprise de déblaiement théorique qu'est Le signe et le poème,
et dont ce travail est le prolongement appliqué au problème spécifique
du rythme, lequel constitue le levier permettant précisément d'ébranler
l'édifice millénaire de la pensée sémiotique.
A la base de cette pensée, il y a la définition médiévale du signe : une chose pour une autre ("Aliquid stat pro aliquo”);
autrement dit : le mot pour la chose, à laquelle il est subordonné. Car
le Sens habite le Monde, pas le langage. Il est toujours dans l'Autre,
dans l'Absent. Pensée de l'Origine, d'une Unité-Vérité, que
l'hétérogénéité, la multiplicité de l'histoire nous aurait fait perdre.
Déchu, parce qu'historique, le langage est réduit le plus souvent à un
rôle de médiateur : il "sert à ... “ (parler, penser, s'exprimer etc.).
C'est l'instrumentalisme inhérent à l'idéologie moderne de la
communication. Ou, au contraire, apparemment privilégié dans le
discours philosophique, il finit par s'effacer pour devenir
transparence, lieu d'avènement de l'Absolu (le Concept hégelien, par
exemple). Ce qui, finalement, revient toujours à le minimiser au profit
de l'Autre : Universel, Unité, Vérité, Sens, Cosmos (le bon ordre,
selon Platon) ligués contre les désordres de l'Histoire. Dualisme dont
nous sommes fait et qui, de partout, privilégie l'un des deux termes au
détriment de l'autre : âme/corps, réel/imaginaire,
rationnel/irrationnel, normalité/folie, masculin/féminin... Et, dans
l'ordre –– linguistique et littéraire: signifié/signifiant, fond/forme,
prose/poésie, vivre/écrire... Dualisme qui est en même temps unité,
puisque chacun des deux termes ne va pas sans l'autre. Cette idéologie,
sinon totalitaire, du moins totalisante, est, paradoxalement entretenue
par les pensées qui s'efforcent de renverser l'ordre d'importance des
termes dans les oppositions instituées. Ainsi, dans le domaine
littéraire, la survalorisation phénoménologique (heideggerienne) de la
poésie[1].
Poétisée au maximum, la poésie devient un langage à part -- "sacré"--
qui est seul capable de nous rendre à l'origine dans la fusion enfin
retrouvée des mots et des choses: imitation du cosmique, langage mime
du monde, disparition du sujet corrélative d'une magnification suprême
du poète identifié directement à la langue (c'est la langue qui parle,
qui travaille à travers lui) en sont les conséquences. On manque la
poésie en l'idolâtrant.
Or, pour
Henri Meschonnic, pas plus qu'elle n'exprime (tout exprime et
s'exprime), pas plus qu'elle ne signifie (ce qui supposerait un
"quelque chose à dire", un fond opposé à une forme), la poésie ne
renvoie au monde ou à l'expérience: elle les fait. C'est une activité de langage.
Le terme "activité” suppose d'abord que le sujet est présent avec son
histoire dans le poème; ensuite que le langage fait en même temps qu'il
dit -- ce qui ruine l'opposition parole/action issue de la métaphysique
du signe et de sa condamnation du langage inaugurée avec l'exclusion du
poète par Platon dans La République; enfin que le poème est un fonctionnement, un mode de signifier, lequel, précisément, est le rythme.
Jusqu'ici,
à de rares exceptions près, ou bien le rythme avait été considéré comme
secondaire, comme une sorte de faire valoir du sens, ou bien il avait
été confondu avec la métrique, ou bien purement et simplement éliminé
des recherches critiques. Or, Meschonnic montre que le rythme n'est pas
un élément parmi d'autres de l'organisation formelle d'un texte. Il
n'est pas à côté du sens parce qu'il en est la matière. Il relève non
pas de la langue mais du discours dont il est l'organisation, la
configuration: forme en formation. Conception qui développe ce que
fonde l'article décisif de Benveniste "La notion de rythme dans son
expression linguistique"[2]
et qui, par là, rompt avec les définitions traditionnelles du rythme
comme répétition et régularité à l'image du mouvement des vagues de la
mer. Le langage étant totalement étranger à la nature -- "arbitraire"
au sens de Saussure--, une approche du rythme linguistique fondée sur
la notion de rythme naturel ne peut que le défigurer: le réduire à
autre chose que lui-même. Comme, d'ailleurs, celle qui le calque sur le
rythme musical: les sons n'existant pas dans le langage (il n'y a que
des phonèmes -- du sens), elle le désémantise. D'où cette définition du
rythme dans le langage comme "L'organisation des marques par lesquelles
les signifiants, linguistiques et extra-linguistiques (dans le cas de
la communication orale surtout) produisent une sémantique spécifique,
distincte du sens lexical, [appelée] la signifiance: c'est-à-dire les
valeurs propres à un discours et à un seul". Autrement et plus
brièvement dit, le rythme est l'organisation subjective du discours. Où
« subjectif » ne renvoie plus au sujet psychologique conscient et
volontaire, ni au sujet philosophique, ni au sujet politique, ni même
au sujet sans sujet freudien, mais à un sujet spécifique, croisement de
tout le biologique, l'historique, le social, le culturel dont nous
sommes tissés, qui se fait tout en faisant le poème, n'existe que par
lui et prend soudain la forme d'une altérité qui dépossède le moi
identitaire de ses prérogatives habituelles.
On remarque immédiatement l'insistance sur la notion de discours au sens d'"activité des sujets dans et contre une histoire, une culture, une langue". Le discours est donc essentiellement historicité,
elle-même comprise de manière très proche, comme le conflit tenu et non
résolu entre ce qui, culturellement, historiquement, nous fait et notre
refus de nous y soumettre, de n'en être que le produit. Il s'ensuit que
le rythme est la manifestation de l'historicité propre à chaque sujet.
Or, l'historicité d'un texte réside dans la valeur -- autre
terme clé emprunté à Saussure -- non dans le sens. Dans un poème, chez
un poète, un mot n'a pas le sens fixé une fois pour toutes que lui
donne l'usage; il se définit différentiellement par les rapports qu'il
entretient avec les autres mots du texte, du livre et de l'œuvre. Ainsi
"ombre" chez Hugo ou “luna" chez Lorca, pour prendre des exemples
connus. Et même, à proprement parler, il n'y a pas de mots dans un
poème, seulement des valeurs, lesquelles manifestent ce qu'a de plus
subjectif telle ou telle écriture: "La subjectivité d'un texte résulte
de la transformation de ce qui est sens ou valeurs dans la langue en
valeurs dans un discours [...] La subjectivité maximale est donc toute
différentielle et systématique. Le rythme est système". C'est pourquoi
il intègre tous les niveaux du texte -- accentuel, prosodique, lexical,
syntaxique...-- et ne peut être réduit comme il l'a été trop souvent à
la métrique.
Structure formelle
essentiellement culturelle, la métrique préexiste au texte. Elle
traverse les époques. Elle est a-historique et abstraite -- donc
a-rythmique: aussi deux vers peuvent-ils avoir la même métrique et pas
le même rythme. La métrique est culturelle, le rythme subjectif. Sans
lui les poètes qui utilisent les mêmes mètres ressasseraient tous
indéfiniment la même rengaine. (D'où l'intérêt du vers libre. S'il
n'est qu'un passage à ce que Meschonnic appelle le "poème libre", il a
posé pour la première fois, à la fin du XIXè siècle, le problème de la
prose du poème (non du poème en prose) et mis a nu le caractère
subjectif du rythme). Le sens, entendu maintenant comme activité du
sujet, produit de tout le langage, et pas seulement du lexique, est
donc dans le rythme, non dans la métrique. C'est pourquoi le primat de
cette dernière, de ce qu'on appelle aujourd'hui "combinatoire" et qui
"du Timée de Platon à Plotin et jusqu'à l'Oulipo [...] vise à
chasser le sens, le sujet, le discours et leur histoire" au profit de
l'ordre des nombres et du cosmos opposé au désordre de l'histoire,
participe, paradoxalement parce qu'il semble en être le contraire, de
la même lutte contre le sens que la poétique de l'origine, du retour à
l'unité perdue des mots et des choses. Dans l'un et l'autre cas,
l'historicité est manquée, le sujet a disparu. La poésie demeure ce
langage "sacré", coupé du reste : langage de la fête et de l'origine,
langage des nombres, c'est-à-dire de l'unité, de l'intemporel, opposés
au langage profane, banal et désordonné du quotidien.
C'est
pourquoi Meschonnic analyse et conteste longuement le vieux schéma
binaire prose/poésie (quotidien/sacré) effet, comme on l'a dit, du
dualisme du signe. Prose et poésie ne s'opposent pas, comme toute une
tradition en France nous l'a fait croire en confondant prose et langage
parlé. Monsieur Jourdain ne fait pas de la prose sans le savoir: il
parle. Prose et poésie ne s'opposent pas entre elles mais s'opposent
ensemble au discours ordinaire. Il y a une continuité prose poésie,
comme n'ont cessé de l'affirmer certains grands poètes — étrangers le
plus souvent. Ainsi Pasternak: "La poésie est la prose... mais la prose
même, la voix de la prose, la prose en action et non en récit". Et
Pound: "La grande littérature est simplement du langage chargé de sens
jusqu'à l'extrême degré du possible [...] Le langage de la prose est
beaucoup moins hautement chargé, c'est peut-être la seule distinction
valable entre la prose et la poésie". Dans le poème -- pour reprendre
la métaphore électrique -- la lampe éclaire plus intensément mais moins
longtemps; dans le texte en prose, elle éclaire plus faiblement, encore
qu'avec de fréquentes variations d'intensité, mais plus longuement.
Quoiqu'il en soit, c'est le même courant qui passe.
Ailleurs qu'en France, la confusion ne se fait pas. D'où l'intérêt des
changements de langue pour une appréhension plus relative, donc plus
juste, du phénomène littéraire. L'allemand distingue dichtung — l'écriture poétique, qui peut être celle de la prose -- et gedicht --
le poème. L'arabe connaît une prose rimée et rythmée. Le chinois aussi.
Le couple prose-poésie est étranger à l'écriture biblique: il y a une
rythmique de la Bible qui fait sens et qui n'est, pourtant, ni prose ni
poésie, ce dont ne tiennent pas compte les traductions chrétiennes
hellénisantes (donc dualistes) lorsqu'elles traduisent le verset
biblique soit en prose, soit en vers. Il y a une attention extrême au
signifiant dans la Bible: "Tout commentaire qui n'est pas un
commentaire des accents, tu n'en voudras pas et tu ne l'écouteras pas",
dit Ibn Ezra. On comprend mieux, dès lors, le rôle stratégique de la
traduction biblique dans le travail de Meschonnic, que ne fait que
confirmer ses dernières traductions[3].
La
poésie n'est donc pas un langage sacré — langage de l'être, de
l'origine — opposé au langage profane du quotidien. La poésie naît du
quotidien, le transforme, mais ne s'en sépare pas. Alors elle nous le
montre. Il y a une "historicité radicale" du langage qui vise à
réintroduire la fête, le sacré, le légendaire[4],
etc. dans le langage ou vice versa. A mon sens, l'un des meilleurs
exemples de cette fondation (et non confusion) du poétique dans le
quotidien, est l'oeuvre de Yannis Ritsos: banalisation des grand mythes
grecs, résorption du sacré dans le profane qui se transforment
dialectiquement, comme ne cessent de le faire l'individu et le social à
l'intérieur du poème.
L'écriture
poétique, en effet, est un "révélateur social, parce qu'un individu y
est en jeu, et que là où un individu est en jeu, le social est en jeu".
Le rythme est socialité à travers la subjectivité. D'où cette
"anthropologie historique du langage" (sous-titre du livre) que
Meschonnic voudrait fonder. Reprenant l'intuition centrale de Marcel
Jousse -- l'homme pense avec tout son corps ; le langage est un composé
fait du corps, de l'action et de l'élément linguistique tous sur le
même plan -- il tente de montrer, à l'issue de son parcours, que le
rythme est essentiellement passage d'un corps dans le langage, c'est à
dire oralité. Manifestée par les gestes, l'intonation, les
mimiques dans le parlé, et par la signifiance (qui est en quelque sorte
la "gestuelle" du texte) dans l'écrit, l'oralité ne peut être confondue
avec le langage parlé: elle est inaudible et, en même temps, partout
présente. Et le rythme en est l'organisation dans le discours. Ce qui
tendrait à montrer que l'oralité n'est pas réservée aux traditions sans
écriture et qu'elle est présente dans toute oeuvre écrite: "d'Homère à
Rabelais, de Hugo à Gogol, de Milton à Joyce, de Kafka à Beckett, à
d'autres". D'où le simplisme de l'opposition littérature
savante/littérature populaire qui est loin d'exister partout. Sans
aller chercher loin, il suffit de lire les écrivains espagnols pour
s'en convaincre: proverbes et discours de haute culture ne cessent de
tisser -- chaîne et trame -- l'écriture de Don Quichotte;
poèmes populaires et savants se partagent l'oeuvre de Góngora; chansons
traditionnelles, "romances", inspirent de nombreuses pièces de Lope de
Vega. Et, plus près de nous, c'est la symbiose d'éléments populaires —
primitifs, même — et savants qui donne sa force à la poésie de Lorca.
Sans parler, inversement de la complexité syntaxique, métaphorique,
prosodique -- rythmique en un mot -- de certaines "coplas" du Chant
Profond flamenco qui n'ont rien à envier à la poésie la plus raffinée.
Dénonçant donc l'antagonisme culture écrite/culture orale, le critique
du rythme dévoile une opposition plus profonde: celle des sociétés
industrielles modernes et des sociétés traditionnelles illettrées En
quoi une conception de la littérature révèle une vision du monde. Si le
dualisme n'avait été qu'une théorie, il n'aurait pas fait si long feu.
C'est sa dimension politique qui explique son immense influence.
Refus
de la pensée sémiotique et de ses clivages, la critique du rythme est
donc, au sens large, politique: engageant "tout le langage elle engage
tout le sujet, tous les sujets”. Au dualisme elle n'oppose pas un
monisme mais un empirisme -- un pluralisme issu des dialectiques
indéfinies de l'individuel et du social. Cette dialectique se manifeste
avec force dans le voix où le physiologique -- l'individuel --
est toujours déjà social. Le timbre, le débit, l'intonation varient
selon les époques (qu'on écoute les "Actualités" d'il y a une
cinquantaine d'années). Pourtant, et en même temps, la voix
n'appartient qu'à un individu et à un seul. Elle le révèle. Et aussi le
déborde: "On entend, on connaît et reconnaît une voix -- on ne sait
jamais tout ce que dit une voix, indépendamment de ce qu'elle dit. C'est peut-être ce perpétuel débordement de signifiance, comme dans le poème,
qui fait peut-être de la voix la métaphore du sujet, le symbole de son
originalité la plus "intérieure", tout en étant toujours historicisée".
Mais il y a plus. Comme le rythme, la voix déborde le mot. Elle est une
force physique, une puissance "magique" qui la met en rapport avec ce
qu'il y a en nous de plus archaïque: "La voix est le plus ancien poème,
parce qu'elle est puissance de parole, de dire. Ce qu'est l'épopée. En
quoi la relation entre voix et épopée est antérieure aux spéculations sur la notion de poésie,
création ou fabrication, quelle déborde". C'est donc parce que tout
poème est rythme, oralité, "mouvement de la parole dans l'écriture"
(Hopkins), qu'il est fondamentalement épique, quelle que soit sa
longueur (le primat du lyrisme dans notre appréhension moderne du
phénomène poétique étant lui-même un effet d'historicité limité aux
XIXè et XXè siècles). D'où la puissance d'ouverture, d'imprévisibilité
qu'il contient. "Ce qui est épique, écrit Alain, c'est de ne pas savoir
où l'on va". Alors la poésie nous prend, nous emporte. Elle est
aventure, parce qu'elle est toujours autre chose que sa propre image,
exploration toujours recommencée de l'inconnu qu'elle ne cesse
d'incarner.
[1] Voir, sur ce point, Le langage Heidegger, P.U.F., 1990.
[2]Problèmes de linguistique générale, I, TEL/Gallimard, p. 327.
[3] Gloires, traduction des Psaumes, Desclées de Brouwer, 2001, Au commencement, traduction de la Genèse, Desclée de Brouwer, 2002 et Les Noms, traduction de l'Exode, Desclée de Brouwer, 2003.
[4] Cf. Légendaire chaque jour, titre du troisième recueil de poèmes de Meschonnic.